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« Ces pauvres gamins », se désola Dealey Todd.
Il avait dans les quatre-vingts ans, mais arborait toujours un sourire de gamin insouciant. Ses cheveux avaient depuis longtemps battu en retraite, laissant place à une traînée de taches de rousseur qui lui barrait le front. Il portait un vieux pantalon en toile qui aurait eu besoin d’un bon lavage et une chemise décolorée à force d’être portée. Son salon abritait tout un tas de vieux livres de poche et trois télés ; l’une était allumée sans le son sur CNN tandis que les deux autres diffusaient une telenovela, également sans le son.
« J’apprends l’espagnol, expliqua-t-il.
— Tu reluques les jolies filles », corrigea sa femme.
La gorge d’Evan se serra lorsqu’il vit CNN. Même s’il ne faisait plus les gros titres, sa photo y était apparue à plusieurs reprises au cours des deux derniers jours. Mais le déguisement de Bedford semblait fonctionner ; lorsqu’il avait annoncé que Carrie et lui s’appelaient Terry et Bill Smithson, Dealey Todd ne les avait pas dévisagés avec une curiosité particulière. Le vieil homme accordait sans doute plus d’attention aux poitrines visibles dans les telenovelas qu’aux informations.
Mme Todd, une femme énergique, leur proposa une tasse de café et s’éclipsa prestement pour aller regarder une autre télévision dans la cuisine. Evan décida de jouer sur la corde sensible.
« Nous pensons que mes parents ont grandi au Foyer de l’Espoir, mais leurs registres ont été détruits, expliqua-t-il. Nous essayons de découvrir s’il existe une autre source d’information et aimerions aussi en savoir plus sur l’orphelinat. Ils sont morts il y a plusieurs années et nous cherchons à reconstituer le début de leur vie.
— Admirable, s’enthousiasma Dealey Todd. Ma propre fille vit à Cleveland et elle n’appelle jamais plus d’une fois par mois.
— Dealey ! lança madame Todd depuis la cuisine. Ils se fichent de tes histoires, mon lapin. »
Le lapin fit une moue désabusée.
« OK, l’orphelinat, dit-il en haussant les épaules, puis il but une gorgée de café et son sourire revint. Il a brûlé dix ans après sa construction. Vous risquez donc de mettre un sacré bout de temps avant de trouver des registres. »
Evan secoua la tête.
« Il existe forcément une autre source. Qui l’a construit ? Peut-être que l’œuvre de bienfaisance qui le finançait possède encore ce dont j’ai besoin.
— Voyons voir. » Il ferma les yeux pour réfléchir. « À l’origine, c’est une institution non religieuse de Dayton qui l’a ouvert, mais ils l’ont vendu à… voyons voir… j’ai envie de dire une société située dans le Delaware, dit-il après s’être tapoté la lèvre inférieure. Vous pourrez probablement retrouver l’acte de vente chez le notaire du comté. Mais je me souviens que cette société a aussi fait faillite après l’incendie, et personne n’a reconstruit l’orphelinat. »
Un propriétaire en faillite. Dieu seul savait ce qui avait pu advenir des documents. Mais Evan savait grâce aux interviews qu’il avait filmées pour ses documentaires que les impasses cachaient souvent une autre voie, que l’on ne voyait pas au premier abord. Il réfléchit une seconde et demanda :
« Que pensait-on de l’orphelinat en ville ?
— Vous savez, ce n’est pas que les habitants de Goinsville n’ont pas bon cœur, loin de là, mais pas mal de gens n’étaient pas trop heureux d’avoir cet orphelinat. Ils ne voulaient pas de ça chez eux. Des bonnes femmes soi-disant croyantes qui rouspétaient à cause de…
— Dealey, mon lapin, n’exagère pas, lança madame Todd depuis la cuisine.
— Je pensais, en quittant le journal, que j’en avais fini avec la censure », maugréa Dealey.
Silence dans la cuisine.
« Je n’exagère pas, reprit-il à l’intention d’Evan et Carrie. Ce qui ne plaisait pas aux gens, c’était notamment que des jeunes filles en difficulté puissent venir déposer leur précieux paquet au Foyer. L’orphelinat attirait les pécheresses. »
Il s’interrompit et sourit avec gêne en se rappelant qu’il parlait des parents et de la grand-mère d’Evan.
« Est-ce que quelqu’un détestait assez cet endroit pour y mettre le feu ? demanda Evan.
— Tout le monde a d’abord cru à un accident causé par le circuit électrique. Mais six mois après l’incendie, un adolescent nommé Eddie Childers a abattu sa mère avant de se suicider. La police a retrouvé sous son lit des souvenirs des deux lieux qui avaient brûlé – des chaussettes de bébé, un uniforme de petite fille de l’orphelinat, des photos de famille des employés du palais de justice. Je ne l’oublierai jamais, j’étais présent quand la police a retrouvé ces objets sous le lit. Et il a laissé un mot dans lequel il s’accusait. C’était un gamin indomptable. Tout cela est tellement triste.
— Les registres de tous les enfants nés au Foyer de l’Espoir ont donc été détruits au cours des deux incendies, résuma Evan, et les propriétaires ont fait faillite.
— En gros, oui, répondit Dealey. Je me rappelle avoir écrit quelques articles après l’incendie sur la société qui possédait l’orphelinat… parce que, vous savez, une vingtaine d’emplois avaient été créés en ville. Les gens espéraient qu’ils le reconstruiraient. Vingt emplois, ce n’est pas rien.
— Bien, nous pourrons chercher ces articles à la bibliothèque », intervint Carrie.
C’est une impasse, tout cela ne mène à rien. C’est impossible, pensa Evan. Puis il se dit, C’est justement ce qu’ils veulent, que Goinsville soit une impasse. Quelqu’un voulait que toute recherche sur les parents d’Evan se heurte à un mur. C’est impossible. On ne peut pas diriger une institution qui s’occupe d’enfants et faire disparaître la moindre trace de son histoire…
« Merci pour votre temps, dit Carrie.
— Vingt emplois, reprit soudain Evan. Hé, connaissez-vous quelqu’un qui aurait travaillé au Foyer de l’Espoir et qui serait toujours en vie ? »
Dealey se mordit la lèvre tout en réfléchissant. Mme Todd fit irruption dans la pièce.
« Eh bien, la femme du cousin de Dealey était volontaire à l’orphelinat. Elle lisait des histoires aux petiots chaque mercredi, voyez-vous. Elle les intéressait à la lecture parce que, vous savez, c’est la clé de la réussite. Je m’en souviens parce que Phyllis a gagné le prix du Volontaire de l’année, et ma belle-mère m’a tannée pendant des semaines pour que je m’engage à mon tour. Elle pourrait peut-être vous aider, ou vous donner le nom des employés.
— Est-ce que par hasard elle vivrait encore dans la région ? demanda Evan. Je pourrais lui montrer des photos de mes parents et voir si elle les reconnaît.
— Bien sûr, répondit Dealey. Phyllis Garner. Elle habite à cinq rues d’ici.
— Phyllis a encore toute sa tête, continua Mme Todd. On ne peut pas en dire autant du reste de la famille, mon lapin. »
Un rapide coup de fil permit de déterminer que Mme Garner était chez elle, occupée à regarder le même feuilleton que Mme Todd. Ils parcoururent en voiture les cinq rues en compagnie de Dealey Todd et atteignirent une maison de brique immaculée à l’ombre de chênes géants. Mme Garner arborait un ensemble bleu lavande et une coiffure parfaite. Elle n’allait pas tarder à fêter son quatre-vingt-cinquième anniversaire.
Phyllis Garner leur fit signe de s’asseoir sur le canapé orné de motifs fleuris. Evan craignit de devoir endurer des commérages sur Goinsville pour le reste de la journée en enchaînant les tasses de café et de thé.
« Je sais que ça fait bien longtemps, madame, commença Evan en lui montrant une photo récente de ses parents. Ils s’appelaient Arthur et Julie Smithson. »
Phyllis Garner examina la photo.
« Smithson. Je crois me rappeler ce nom. James ! lança-t-elle à l’intention de son petit-fils qui bricolait dans le garage. Viens m’aider une minute. »
James et Phyllis disparurent à la cave, tandis que Dealey, Evan et Carrie se retrouvèrent à parler de la météo et de football, deux des principaux sujets d’intérêt de Dealey.
Phyllis réapparut quinze minutes plus tard, recouverte de poussière mais arborant un large sourire. Le petit-fils portait une boîte, qu’il posa sur la table basse avant de retourner à son bricolage. Phyllis s’assit à côté d’Evan et Carrie, ouvrit la boîte et en tira un album jauni.
« Des photos des enfants. Des souvenirs. Ils me faisaient des dessins sur lesquels ils inscrivaient Pour Mlle Phyllis. L’une des petites filles écrivait toujours Pour maman. Elle m’avait expliqué qu’elle s’entraînait sur moi pour le jour où elle se trouverait une vraie mère. Ça m’a brisé le cœur. J’ai voulu la ramener à la maison, mais mon mari n’a rien voulu entendre, et ç’a été la seule dispute que je n’ai pas gagnée. Tous ces enfants me faisaient vraiment mal au cœur. Personne ne voulait d’eux. Il n’y a rien de pire au monde que de se sentir indésirable. J’espère que vous reconnaîtrez vos parents là-dedans. » Elle tourna les pages de l’album. Phyllis Garner, qui était alors une jeune femme rayonnante, devait être le rêve de tous les orphelins. Evan se demanda si elle se rendait compte que ces enfants démunis devaient tous attendre la même chose : qu’elle les prenne par la main en disant, Tu viens avec moi. Peut-être les choses auraient-elles été moins douloureuses pour eux si un tel ange avait gardé ses distances.
Elle désigna une photo représentant un groupe de six ou sept orphelins. Evan regarda d’abord les enfants, cherchant à reconnaître son père et sa mère dans chaque visage. Non. Ce n’étaient pas eux. Puis il remarqua l’homme qui se tenait derrière les enfants. Il était petit, presque chauve, portait des lunettes et une fine barbichette d’académicien. Mais la forme du visage, l’attitude pleine d’assurance, étaient les mêmes. Evan avait vu ce visage plusieurs fois dans les coupures de journaux qui lui avaient été anonymement adressées quatre mois plus tôt. L’homme souriait en pinçant les lèvres, comme pour dissimuler la personnalité éblouissante qui l’avait rendu si célèbre à Londres.
Alexander Bast.
« Cet homme. Qui est-ce ? » demanda Evan en tentant de maîtriser son émotion.
Phyllis Garner retourna la photo ; une liste de noms avait été notée d’une écriture serrée au dos du cliché.
« Edward Simms. C’était le directeur de la société qui gérait le Foyer de l’Espoir. Il n’est venu qu’une fois, si je me souviens bien. Je lui ai demandé de poser avec un groupe d’enfants. En l’honneur de sa visite. Mon Dieu, il avait beau sourire, on aurait dit que je l’avais mis au supplice. Il se comportait comme si les enfants étaient sales. Les autres femmes l’ont trouvé charmant, mais moi, on ne me la fait pas. »
Carrie serra le bras d’Evan. Fort. Elle désigna sans un mot le grand garçon maigre qui se tenait près de Bast. Son visage laissa paraître sa stupéfaction.
« Quel est le problème, ma chère ? » demanda Phyllis.